Moi, Shithead, Joey Keithley, DOA, chronique Sylvain Nicolino, Obskure.com, juillet 2011

MOI, SHITHEAD – toute une vie dans le punk
JOEY KEITHLEY, D.O.A.

par Sylvain Nicolino, Obskure.com, 8 juillet 2011

C’est encore un merveilleux livre dont les Éditions Rytrut nous proposent la traduction. Joey Keithley, dit Shithead (« tête de con » ou « tête de noeud », au choix) est le chanteur de D.O.A., l’un des groupes phares du mouvement hardcore. D.O.A. : trois lettres pour « Dead On Arrival », soit l’étiquette accroché aux morts lorsqu’ils arrivent à la morgue.

Il est toujours délicat de verser dans l’autobiographie quand on fait partie d’un groupe dit intègre. En quoi sa petite vie peut-elle intéresser les autres ? Comment éviter le piège de la starification ? Comment servir d’exemple tout en refusant d’en être un ? Le livre y répond sereinement, tout comme le faisait Get in the Van d’Henry Rollins.

Extrêmement précis dans ses souvenirs puisqu’il se base sur des boîtes remplies de flyers, affiches et tickets de concerts, Joey se livre et, par sa vie, le lecteur en apprend toujours un peu plus sur ce que fut la naissance et le développement du punk / hardcore outre-Atlantique.

On échappe à la ritournelle du punk né de nulle part : avec régularité, Joey cite les groupes qui l’ont marqué : on croise la mémoire des Who, de Black Sabbath, l’influence spirituelle du reggae, Iggy Pop, John Lennon et même Pete Seeger, chanteur folk engagé. Sur ces bases, D.O.A. se construit une personnalité : leur musique sera punk et hardcore, leur propos sera politiquement rebelle.

Le lecteur suit pas à pas ces grands gaillards de Vancouver se mesurer à l’immensité de leur pays et aux hivers glaciaux. Les récits des tournées qui épuisent les machines plus vite que les hommes, les trajets interminables et les échappées sur les terres qui nous semblent, faute d’approfondissement, les moins rock’n’roll du vieux continent (Pologne, Yougoslavie…) contiennent leur dose de folie évidente. Avec un certain humour et beaucoup de recul sur les moments les plus durs, Joey décrit ces aventures. Les concerts sont souvent l’occasion de beuveries, sur lesquels le livre ne s’étend pas (et c’est volontaire : on sait comment sont pénibles ces récits sans fin et peu drôles), excepté pour un week-end parrainé par des bikers soiffards !

Toute une culture se met en place, prenant le relais des alternatives des années 70 : le « Do It Yourself » est la seule solution pour se déplacer, on colle à la farine les affiches, des personnes isolées se lancent dans la programmation de concerts, les salles des bars plient sous la jeune génération bruyante, on loue du matos souvent pourri ; la débrouille règne et gagne une à une ses conquêtes. Toute une scène méconnue par ici se dévoile, celle du Canada, à la fois riche en nombre de groupes et consanguine (les musiciens passent aisément d’un projet à l’autre). Joey a beau jeu de rappeler que ni MTV ni Internet n’existaient lors de ses débuts. Le bouche à oreilles et les contacts d’un concert à l’autre mettaient en place des rendez-vous sympathiques, à condition que la bière soit fraîche. Forcément proche de son public, le groupe ne pouvait prendre la grosse tête. Les qualités humaines étaient indispensables et tout au long de ces pages, le portrait de Joey est flatteur : on découvre un homme sociable et humble, un ambassadeur de la cause punk. Cette image à la fois droite et modeste renvoie à un autre livre publié chez Rytrut, La Philosophie du punk, qui expliquait avec cette même passion calme, les nécessités d’un engagement de tous les jours.

L’engagement, justement : il a la part belle dans le ce livre, sans jamais tomber dans le prosélytisme. Joey et ses copains ont grandi avec les images en couleurs du Vietnam. Ils sont de la génération qui voit naître Greenpeace. On suit donc ces punks de la première heure s’essayer à une vie à la campagne (on pense forcément au collectif CRASS à la lecture de ce récit, dont Rytrut a aussi publié les paroles traduites dans le recueil Chansons d’amour) puis multiplier les engagements. Une cause, un single, un concert ! Hyper réactif, D.O.A. profitera de sa notoriété pour fédérer un maximum de monde : protection de forêt, apologie du commerce équitable, soutiens variés : au total le groupe aura donné pas moins de deux cents concerts de ce type, sans jamais noyer son propos, ceci grâce à des explications régulières sur ses motivations.

Les D.O.A. se font des amis parmi lesquels Jello Biafra et plusieurs groupes du hardcore : D.R.I., C.O.C., Hüsker Dü… Mais Joey ne s’appesantit pas sur les plus célèbres de ces musiciens. Pour lui, tous les groupes se valent et on en apprend davantage sur les petites Dishrags et les modestes Skulls (le groupe proto D.O.A.). Sans aucun pathos, il salue avec justesse les amis morts, explique les divergences entre copains, le split nécessaire avant un retour gagnant et revient sur les problèmes financiers incessant que son groupe aura connu.

Pour conclure, je signale avec un énorme plaisir les atouts spectaculaires de ce livre : plusieurs chansons sont traduites avec les manuscrits originaux scannés, un index répertorie l’ensemble des groupes cités dans le livre, la discographie complète est donnée, des notes historico-politiques précieuses (l’histoire de l’activisme au Québec, la présentation des squats européens, un portrait de Leonard Peltier, Seattle en 1979…) définissent régulièrement le contexte, les illustrations abondent (85 photos et 196 iconographies !) et un tableau fait le point sur les différents line-up qu’a connu D.O.A….

Editions Rytrut, 2011, 312 pages, 21 €
Ouvrage publié avec le concours des associations Emergence, Maloka, Slime et Limoges DIY.