« Crass, une épine dans le pied de l’Empire », article de RMR, Le Courrier, juin 2007

CHANSONS D’AMOUR, CRASS

Le Courrier, RMR, Genève, vendredi 08 juin 2007

« Crass, une épine dans le pied de l’Empire »

Tout le monde a entendu parler des Sex Pistols, des Clash, mais qui connaît Crass? Pas vraiment un groupe, plutôt un collectif. Pas vraiment punk, car prenant sa source dans le mouvement hippie de la fin des sixties. Pas seulement rock, car constitué d’artistes issus du graphisme, de la poésie et de la performance. Reste que Crass – à la fois groupe de musique, label discographique et cellule d’intervention politique – incarne la forme la plus radicale engendrée par le punk en Grande-Bretagne. Un modèle pour des activistes du monde entier, une lueur anarchiste qui refuse de mourir, même si sa forme a changé et si son intensité s’est atténuée.

Depuis trente ans, ses membres ont produit une pléthore de disques, de créations graphiques et de manifestes poético-politiques. Un ouvrage passionnant du journaliste George Berger (collaborateur des magazines Sounds, Melody Maker et d’Amnesty International) permet enfin de saisir Crass depuis sa genèse et sur l’ensemble de son parcours. Steve Ignorant, Eve Libertine, Joy De Vivre, Phil Free, Penny Rimbaud, Gee Vaucher et les autres – des idéalistes lucides et révoltés – y racontent leurs engagements, leurs espoirs et leurs doutes. The Story of Crass restitue une histoire méconnue, moins médiatisée que les péripéties de Sid Vicous et autres apôtres éphémères du No Future, mais ô combien plus porteuse de changement.

A priori, Crass n’aurait pas dû exister – du moins pas comme entité «punk». Quand le mouvement s’impose en 1977, Jeremy John Ratter (alias Penny Rimbaud) a déjà presque 35 ans. Issu d’une école d’art, il a participé aux grands free festivals hippies, notamment à Stonehenge, ainsi qu’à des ensembles musicaux d’avant-garde comme EXIT, plus inspirés par John Cage que par les Stooges et les Ramones. En 1967, Penny Rimbaud fonde avec Gee Vaucher, une jeune designer adepte des collages iconoclastes, le Dial House: une communauté écolo-pacifiste située dans un paisible cottage du Sussex. Une maison ouverte qui ne se refermera jamais (on peut encore la visiter de nos jours, sur demande).

le climat s’alourdit
Le thé est préféré à l’alcool, la drogue bannie, tandis que la culture bio garantit une quasi autosuffisance alimentaire. L’autodétermination sexuelle, le féminisme, l’antimilitarisme et l’exploration artistique tous azimuts sont au coeur des préoccupations. Mais au cours de la première moitié des années 1970, l’Angleterre s’enfonce dans la crise, le chômage devient un phénomène de masse et le contrôle social s’intensifie sur une jeunesse aux aspirations libertaires. Les prises de positions se font plus radicales: Penny Rimbaud publie Reality Asylum, violent pamphlet dénonçant l’hypocrisie religieuse. Un proche de la communauté, un peu illuminé mais très impliqué dans l’organisation des festivals gratuits, décède après un internement psychiatrique. Le climat s’alourdit.

En 1977, l’arrivée de Steve Ignorant, un jeune d’origine modeste, fan des Clash, qui a coupé ses cheveux et adopté le look punk, débouche sur la création de Crass. Penny Rimbaud en sera le batteur, Gee la pianiste, graphiste et chanteuse, aux côtés de Steve Ignorant (chant). Le groupe comptera huit membres en tout. «So What?» (et alors?) et «Do they owe us a living?» (est-ce qu’ils nous doivent une existence?) sont ses deux premières chansons: du punk-rock rudimentaire, mais une sacrée révolution culturelle. Le chant braillard, les guitares saturées et la déferlante de «fucking», «shit» et autres «bastard» deviendront une marque de fabrique – au même titre que les thèmes au demeurant très sérieux abordés par le groupe: guerre, pouvoir, sexisme, consumérisme…

le prix de la liberté
En retard sur le tsunami punk qui déferlait sur les villes anglaises depuis 1976, Dial House va rapidement devenir un bastion de l’anarchisme réel. Les disques de Crass, autoproduits, se vendent à la pelle; ses interviews (accordées uniquement à des fanzines do-it-yourself) se dévorent comme parole d’évangile, tandis que ses concerts, dont les profits sont systématiquement reversés à des causes militantes, sont suivis par des foules loyales.

Il faut dire que Crass s’est donné les moyens de frapper les esprits: look paramilitaire monocolore (noir), projections vidéo à base de guerre nucléaire, de famine et autres visions apocalyptiques, déclamation de slogans revendicateurs et programmatiques, mur de son tenant autant du bruit blanc et de l’expérimentation bruitiste que du rock. On est loin des simagrées peroxydées des groupes pseudo-punk que se disputent désormais les maisons de disques, tandis que les Clash ont versé dans le reggae-pop mainstream. A rebours de la normalisation du punk, Crass prend des positions singulières, refusant d’interdire ses concerts aux skinheads (qui infiltrent régulièrement les concerts punk et les font parfois tourner en baston), ignorant la presse musicale commerciale (qui lui voue pour cela une haine tenace, teintée de mépris pour son purisme idéologique) et se mettant à dos une partie de la scène punk, qui critique son élitisme et son éloignement des réalités urbaines, à l’abri de la répression policière dans son cottage bucolique.

Mais Crass n’en a cure. Le groupe est en mission permanente: «On avait le sentiment d’être la proue d’un navire frayant dans un océan de merde, raconte Penny Rimbaud, idéologue et doyen du groupe. On perdait de l’argent, mais c’était le prix de la liberté. On était en colère et conscients de nos possibilités.» Le groupe ne ménage pas ses efforts et publie des flexi-disques réactifs (au gré des événements politiques) en sprayant ses graffitis dans les rues de Londres lors d’opération minutieusement réglées.

En 1979, l’arrivée de Margaret Thatcher polarise encore davantage la société. Et incite Crass à s’impliquer concrètement dans la politique britannique. Non content de dénoncer l’esclavage par le salariat et la violence d’Etat, de financer des centres autonomes et d’éditer une multitude de groupes sur son label (Chumbawamba, Poison Girls, MDC), Crass, en 1982, est l’une des seules voix à s’élever contre la Guerre des Malouines. Le single intitulé «How Does It Feel To Be The Mother of 1000 Dead?» (qu’est-ce que cela fait d’être la mère d’un millier de morts?) est une charge virulente contre la Dame de Fer. La presse s’enflamme et la droite réclame un procès pour «obscénité», mais il est trop tard: 20 000 copies du disque se sont écoulées en à peine une semaine et Crass reçoit des centaines de lettres de soutien par semaine. «Où étaient les rockers à l’époque? Qu’attendaient-ils pour bouger?», s’interroge Penny Rimbaud, vingt-cinq ans plus tard, en se remémorant la paralysie des artistes face à la ferveur guerrière des médias et de l’opinion. A l’époque, Crass recueille des témoignages de soldats britanniques accablant l’armée et reçoit des informations sensibles (notamment sur les circonstances controversées du coulage du HMS Sheffield), au point d’intéresser les espions du KGB.

Crass soutient activement le mouvement anti-nucléaire CND, s’oppose au déploiement des missiles de Reagan en Grande-Bretagne, participe à des actions de sabotage. Le 7 juillet 1984, un ultime concert est donné au profit des mineurs gallois en grève, avant refermer le chapitre musical. «Nous avons tous échoué et nous avons tous réussi», résume le groupe dans un communiqué. Epuisés par des années de tournées, d’activisme et de harcèlement judiciaire, convaincus que la lutte passe désormais par d’autres médiums, les membres de Crass se consacrent depuis à divers projets musicaux, lectures et performances. Leur collectif aura été un catalyseur précieux du mouvement anarcho-punk, un acteur des luttes politiques et sociales britanniques et même, selon certains, un pionnier de l’altermondialisme.