L’Histoire de Crass, George Berger, article Entre les lignes entre les mots, juillet 2016

Histoire-de-Crass-72Présentation

Article Entre les lignes entre les mots, 13 juillet 2016

Le punk comme menace : Crass

J’ai un problème avec les livres des éditions Rytrut : j’essaye toujours de retarder le moment où je vais me plonger dedans car je sais que je ne pourrai pas en sortir avant plusieurs heures. Et avec L’histoire de Crass de George Berger, comme avec l’avant-dernier livre des éditions (Burning Britain de Ian Glasper), ça n’a pas manqué.

Crass, c’est évidemment ce groupe incontournable qui permettra au mouvement anarcho-punk de se développer. Mais au-delà de ça, que sait-on vraiment ? d’où venaient ses membres ? que signifie leur logo ? comment et de quoi vivaient-ils ? quelles étaient leurs motivations ? leur fonctionnement ?

Bien sûr, les personnes qui parlent anglais ont des réponses grâce aux interviews des membres dispo sur le net. Mais bon, tout le monde ne parle pas anglais ! Alors, il faut reconnaître ici le travail de traduction – impeccable – de Christophe Mora, qui depuis de nombreuses années fait le label Stonehenge. Grâce à lui les francophones ont accès à un des rares ouvrages consacrés à l’anarcho-punk. Vous aurez toutes les réponses dans ce livre, avec en prime une contextualisation politique, sociale et artistique.

Et sans en faire un paysage de carte postale, George Berger, l’auteur, nous permet de découvrir les parcours, les approches et la dynamique qui régnait parmi les différents membres du groupe : Gee Vaucher, Penny Rimbaud, Eve Libertine, Pete Wright, Mick Duffield, Phil Free, Joy de Vivre, Steve Ignorant et Andy Palmer. (Seul ce dernier n’a pas souhaité être interviewé par le journaliste.)

Bien avant l’arrivée du punk, certain-es des membres de Crass vivaient déjà ensemble dans la Dial House, une maison située dans la campagne de l’Essex qui se voulait ouverte à qui voulait bien y passer ou y vivre – elle existe d’ailleurs toujours avec cette même volonté autour de Penny Rimbaud et Gee Vaucher.

Plusieurs des membres de Crass, déjà trentenaire et parents au moment de l’explosion punk en 77, avaient un certain passif dans des activités artistiques ou politiques : fluxus, pacifisme, féminisme, végétarisme. Plusieurs venaient des Beaux-Arts et avaient déjà participé à des productions où se mêlaient son et peinture. L’expérimentation musicale avant-gardiste aux accents jazzy avait été aussi tentée. (Ça devait sonner à la façon de l’excellent groupe The Pop Group, mais sans doute en plus barré).

Crass s’apparentait plus à un collectif, une entité politico-artistique, qui cherchait à avoir une influence concrète sur la société. Il avait pris la mesure de l’échec du mouvement hippie et de sa naïveté ; mais il se considérait malgré tout en filiation directe avec ce mouvement, entre autres, pour la remise en question qu’il avait apportée et l’attention à soi à laquelle il invitait. Ce n’était pas un groupe punk à la façon des Sex Pistols ou des Clash ; pas des vendus qui faisaient du punk un objet de consommation plutôt qu’une contestation. Crass ne cherchait ni à se vendre à l’industrie du disque ni à profiter du marché, d’où des tarifs de disques les plus bas possible. Il s’agissait d’agir contre « le système » : de révéler les injustices (racistes, religieuses, militaires ou misogynes) et de s’opposer à toute forme d’autorité. Pour cela, le groupe déployait dans ces interventions un discours argumenté et réfléchi et mettait à disposition son savoir-faire pour produire de l’agitation politique – pochoirs, labels, concerts de soutien. Le groupe ne cherchait pas à flatter les egos de ses membres et résistait consciemment à la mise en avant de certains. Il incarnait une recherche de cohérence politique bien au-delà de la théorie. Les moyens d’expressions qu’il employait comprenaient bien sur la musique et le chant/le cri, mais aussi la vidéo, les détournements à la façon des situationnistes, ou encore la mise en place de canulars contre les agents du « système » : médias grand public ou personnalités du gouvernement.

Au-delà des textes diffusés sur divers supports, la force du groupe venait aussi du style incomparable et fascinant des illustrations effectuées par Gee Vaucher. Sa façon d’expliquer sa démarche mérite d’être citée ici, tant elle peut nous sortir des pochettes de disques affublées de têtes de mort si peu subtiles : « Je pensais qu’amener les gens à regarder des choses, dont la vue n’était en général pas agréable, était un outil essentiel. Qu’ils soient captivés sans réaliser qu’ils étaient en train de regarder un corps en décomposition. Je trouvais ça plutôt intéressant – s’ils prenaient un peu de recul ils comprenaient de quoi il s’agissait, mais il était trop tard. » (Gee Vaucher, p. 76) 

On apprend beaucoup sur Crass et le punk en lisant l’ouvrage de George Berger. Ses 400 pages se lisent très facilement et comprennent aussi 2 séries de photos d’époque. Il est accompagné d’une discographie et d’un index à la fin. Bien sûr on aurait aimé en savoir davantage sur certaines personnes qui les côtoyait de près, comme Poison Girls par exemple. Et vous y regretterez peut-être aussi les jugements et la critique anti-DIY de l’auteur. Mais le grand intérêt du livre est que la parole des membres de Crass y est largement relayée, avec : leur enthousiasme, leur doute, leur constance ou leur reniement politique – on ne peut considérer autrement l’attitude de l’ex-chanteur lorsqu’il dit qu’au moment de la fin du groupe : « On me fichait la paix. Je pouvais mater le cul de la barmaid sans être considéré comme un gros sexiste. (…) Les choses étaient allées trop loin. » (p. 370). Une preuve évidente que les rapports sociaux de sexe traversent les punks, avec des pratiques et des résistances masculines des plus conventionnelles contre le féminisme et les femmes.

Personnellement, j’ai toujours trouvé assez naïf ou trop individualiste (libéral ?) certaines propositions du groupe ; par exemple le « There is no authority but yourself ». Comme le dit Gavin Burrows dans le n°17 du zine Last hour : « [ils imaginaient] le pouvoir comme rien de plus qu’un état d’esprit ». Et en effet, même si cette affirmation sur l’autorité est belle et pleine de confiance, en définitive, désolé, j’ai beau travailler à être ma propre autorité, l’écrasement social est toujours là. La coercition que génère une société raciste, capitaliste et patriarcale ne disparaît pas grâce au coup de baguette magique d’un retour à soi. Par ailleurs, être son propre chef ne s’inscrit pas nécessairement dans une perspective révolutionnaire, anti-autoritaire.

Reste que malgré tout, je ne peux que reconnaître et admirer l’apport essentiel du groupe pour le développement et l’activisme anarcho-punk. C’est grâce à lui que les priorités ont été mises sur la critique sociale radicale et sur la façon d’être et d’agir plutôt que sur la production/consommation d’un style musical. C’est grâce à lui si le punk a été une tribune et une menace. Crass a été une preuve vivante que le collectif est plus grand que la somme de ses parties. Et c’est tout ce programme qui mérite d’être réactualisé.

L’existence de ce livre est un bon boulot des éditions Rytrut !

Titi-parisien